POÎÉSIS & ARTHA | William Blake, Urizen & la pensée calculante

Murielle Mobengo • 29 septembre 2020

ART & TRANSCENDANCE

"Naître en poète et mourir architecte": Créations, traductions et pensée calculante

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The Globe shook, and Urizen, seated
On black clouds, his sore wound anointed;
The ointment flow'd down on the void
Mixed with blood: here the snake gets her poison


William Blake, The Book of Ahania, Chapter III, I (1795)



Voici Urizen, le démiurge mystérieux du Poète-Artiste William Blake

Rimbaud disait que les vrais Poètes sont voyants et il avait tout à fait raison. Mais que se passe t-il quand d'autres les expliquent, les traduisent ou les commentent pour en tirer un quelconque bénéfice? La flamboyance, la beauté de leur vision peut-elle être préservée?

 "Le Globe trembla et Urizen assis
Sur des nuées noires, sa blessure endolorie oignit;
Le baume s'abîmait au tréfonds du vide
Se mêlant au sang : ici, le serpent reçoit son poison"

Que fait Urizen, ainsi suspendu dans le néant, le soleil servant de cerclage à son corps musculeux, la barbe odinique et les cheveux au vent? Qui ne connaît pas cette toile de William Blake, l’Ancien des Jours, et qui connaît le titre étrange qu’on lui donne en France, “Le Grand Architecte”? Sentez-vous la dichotomie, la tension entre ces deux libellés? L’un est le prolongement d’une douceur poétique probable, d’un vécu, celui du Poète-visionnaire et récipiendaire d’une vision traduite en peinture. L’autre, Le Grand Architecte, est certes plus grandiose, mais aussi plus mécanique et calculante. Les italiens disent que le traducteur est traître, sans dire réellement ce qu’il trahit. Traduire, dit un mentor, c’est une re-création. Et c’est toujours prendre le risque de superposer son monde à soi sur celui de l’autre, pour le meilleur ou pour le pire.

Peut-on commenter ou traduire ce que l’esprit d’un autre explore sans faire de bruit?

The Ancient of Days est peut-être devenu “Grand Architecte” de cette manière-là. Parce que l’Ancien des Jours est une appellation trop biblique et qu’en 1794, la France est plus raisonnable et plus anticléricale que jamais, parce que l’histoire trouve à William Blake des sympathies pour la révolution française, parce que ce sont les visions d’un autre qui sont ici traduites en peinture et pas les siennes, le traducteur de l’époque superpose sa vision du monde sur l’oeuvre de Blake, donnant à cet énigmatique aîné jaillissant du soleil un nom dans l’air du temps maçonnique, le privant ainsi de son symbolisme mythologique et universel premier. Urizen a t-il perdu de son pouvoir de fascination pour autant? Le traducteur a t-il ajouté du bruit au silence? Et quel rapport, me direz-vous, avec le thème tout en chaleur et clair-obscur atmosphérique de ce deuxième numéro? 

Dans son corps terrestre et céleste à la fois, en mouvement et immobile, transmettant un peu de lumière à la Terre tout en surgissant de l’obscurité, évaluant de ses mains déjà savantes la distance qu’il lui reste à parcourir de l’ombre à la clarté, donnant une rectitude noble au monde ou cherchant à le limiter, inspirant notre imaginaire démesuré tout en étant figé à l’eau forte sur une plaque de cuivre, Urizen est pour nous observateurs, ambivalent, paradoxal: duel, comme notre propre perception. Ce n’est pas fini. On peut encore se perdre en conjecture: est-il là haut dans les cieux, immortel, insensible aux ténèbres d’en bas ou bienveillant, transmettant un peu de sa chaleur aux mortels absents? Des profondeurs de son esprit et par le geste de sa main, précipite-t-il la création d’une montagne? Sa nudité est t-elle signe de puissance ou de dénuement? Est-il mort une bonne fois pour toute ou éternellement vivant? 

Puissance et impuissance, intimité créatrice et extimité 



William Blake a déjà exprimé sans parole ce que l’Ancien des Jours a d’intemporel, pourquoi il nous parle encore et même pour certain d’entre nous, pourquoi il ne nous parle plus. Mais si la tentation de parler à sa place est grande et qu’elle empêche toute possibilité de se tenir auprès de lui dans la contemplation, en paix avec son mystère, c’est parce que l’Ancien des Jours a quitté l’intériorité du Poète-mystique pour devenir une oeuvre d’art. De l’intime, il est passé à l’extime.

Parce qu’une oeuvre d’art se voit, elle déclenche le désir et le désir doit prendre. Sous le poids du désir, même les êtres deviennent des choses. Voilà pourquoi l’interprétation d’une oeuvre n’est jamais anodine, jamais paisible, pourquoi elle ajoute du bruit au silence et traduit indifféremment des vies ou expériences mystiques, des actes de création et même des planètes en renseignements divers, en données qu’il faut utiliser. Tout y passe. Tout doit disparaître, être analysé, compiler, compacter, dépensé pour compenser la perte énergétique générée par le désir et la frustration qui vient, puisque cette chose, nous ne l’avons pas vécue, nous ne l’avons pas créée.

Une définition simple de la créativité (pour ceux qui en ont besoin)


The Ancient of Days est une oeuvre d'art fascinante parce que tout y évoque une Terre qu’on ne voit pas. 


Mais ce n’est pas parce qu’on ne  la voit pas qu’elle n’est plus là. La sensibilité du Poète-Artiste (sa perception) l’a simplement intégrée puis exaltée. Ceux que nous nommons créatifs, Poètes et Artistes, nous captivent parce qu’ils semblent connaître intuitivement une dimension de la conscience qui nous est étrangère, la visitent à loisir et au terme de leur voyage en ces lieux, nous ramènent des objets hybrides qui enrichissent nos vies, notre culture, réunissant en eux les paradoxes de l’expérience consciente: sensibles et immatériels à la fois, physiques et métaphysiques, réels et chargés d’histoires et de visions secrètes: mythologiques.


Pour ceux d’entre nous qui en ont besoin, voilà une définition simple de la créativité: la créativité est la maîtrise du processus de transformation d’éléments bruts en éléments subtils et vice versa. Ceci dit, avant de transformer certains matériaux, il faut savoir qu’ils existent. Les dimensions que visitent l’artiste, le poète et le mystique sont extraordinaires mais puisqu’ils voyagent
constamment en des mondes intérieurs (et donc étrangers à notre extériorité partagée), ils ne peuvent nier le support de ce périple au coeur du Soi: notre monde physique et sa ravissante densité.



Terre et perception ordinaire: "toutes choses égales par ailleurs"

Le climato-scepticisme fait bondir les uns et doucement rigoler les autres. On n’est pas d’accord, disent les uns: tout va bien. On est d’accord, disent les autres: tout va mal. Moi, j’embrasse un arbre tous les matins en faisant une salutation au soleil et répète un mantra que m’a donné mon Youtuber préféré et tout va bien. Moi je fais la même chose et tout va mal.


“Toutes choses égales par ailleurs” est une affirmation agaçante que l’on utilise ici et là, soit pour imposer sa sapience aux autres, soit pour tenter de justifier sa conception utilitaire et limitée de l’existence (qui change en permanence). 


Je hais cette locution. 


Pourtant, du point de vue de la perception, de l’épaisseur d’aimer et d’exister, elle est vraie. Tant que l’on méconnaîtra les contrées harmonieuses et secrètes que visitent le Poète, le Mystique et l’Artiste ou tant que nous les consommerons comme des objets gratifiants, toutes choses, désastreusement écologiques ou pas, seront égales par ailleurs. Heidegger parle: “La révolution technique qui monte vers nous pourrait fasciner l'homme, l'éblouir et lui tourner la tête, l'envoûter, de telle sorte qu'un jour la pensée calculante fût
la seule à être admise et à s'exercer. Alors, la plus étonnante et féconde virtuosité du calcul qui invente et planifie s'accompagnerait d'indifférence envers la pensée méditante. Et alors? Alors l'homme aurait nié et rejeté ce qu'il possède de plus propre, à savoir qu'il est un être pensant. Il s'agit donc de sauver cette essence de l'homme. Il s'agit de maintenir en éveil la pensée.”


Tout amoureux des arts que nous sommes, pourquoi ne pas percevoir la Terre comme un chef d’oeuvre, parce qu’après tout, c’est ce qu’elle est.


 

Étant Poète et travaillant à transcender l’émotion, j’aime la pensée tout en me méfiant naturellement d’elle. La pensée est elle aussi ambivalente: elle produit laideur et beauté, erreur et vérité, et peut même les emberlificoter et changer notre intériorité en eaux claires ou en mer agitée. 


Parce qu’avec le langage, ils voyagent dans le temps, les Poètes disent toujours la même chose: tout est dans le coeur. Nos têtes peuvent calculer la Terre à loisir, mais le coeur, lui, s’élancera toujours vers elle en contemplation. Nos têtes peuvent interpréter, interroger la véracité des mythologies, écrire des articles inquisiteurs ou indignés, chercher la rationalité et mimer la métrique des poèmes. On peut habiter indéfiniment les mêmes mondes, les connaître en long, en large et en travers pour avoir quadrillé le secteur, sans jamais oser s’aventurer dans l’extase créatrice, harmonieuse et mystique. On peut toujours, pour citer un grand poète souhaitant rester anonyme, “naître en poète et mourir architecte”. Toutes choses étant égales par ailleurs.


Tout amoureux des arts que nous sommes, pourquoi ne pas percevoir la Terre comme un chef d’oeuvre, parce qu’après tout, c’est ce qu’elle est. Pourquoi ne pas la préserver comme un Urizen ou la restaurer comme une Joconde céleste? Se tenir en paix, admiratifs devant sa richesse à elle, sa résilience milliardaire. Et à force d’amour et de soin respectueux, veiller. Attendre  le moment où elle nous contera elle-même son histoire


Et que se passerait-il encore si dorénavant, nous refusions toute interprétation stylistique et technique d’oeuvres d’art, de poèmes et même, de philosophies? Ne plus chercher à interpréter, compiler, analyser des données sur l’expérience intérieure d’un autre, effrayante parce qu’elle témoigne d’une dimension de l’existence que nous ne connaissons pas, rassurante dès qu’on la traduit dans l’étiquetage inertiel de l’intellect.


Et si au lieu de commenter l’art, la poésie, la philosophie, le mythe et d’en être des récipiendaires passifs, nous décidions d’en faire une pratique. Que se passerait-il si nous devenions intensément actifs dans l’exploration de l’inconnu créatif?


Inversez la tendance.


Débutez par la pratique et ainsi, exprimez enfin une théorie incarnée, vive, authentique, non-duplicable, non-industrialisable. Et tout de même, mystérieusement transmissible.


Il n'y a pas d'inertie sans dynamisme. La route peut être longue et sinueuse, mais vous verrez bientôt que votre action motivée mène à la contemplation de la beauté, au calme.


Si vous ne savez pas comment faire pour libérer la subtilité des éléments qui vous entourent (ou vous constituent), demandez aux Poètes. Ils sont et Artistes et Mystiques. Ils vous apprendront à explorer, puis canaliser votre intériorité.


Il y a forcément un Poète dans votre ville, dans votre communauté. 


Cherchez-bien.



Murielle Mobengo, Poète

Murielle Mobengo est Poète et rédac chef de Revue {R}. En écriture, elle explore les thématiques de la créativité comme lieu du sacré, l'unité de la poésie, de l'art et de la philosophie, ainsi que l'intrusion (problématique?) du mythologique dans le réel.

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