Aurais-je redécouvert les joies du dialogue dans cette époque cacophonique et embrouillée? Trente épisodes de podcast plus tard–dont cinq ou six soliloques: au diable l'avarice–, voilà que s'interrompt, pour un temps, ma réflexion bourdonnante et sombre sur les grandeurs passées et les petitesses présentes des arts pensés, conversés et visuels. Cet entretien limpide avec David Capps, philosophe et poète, a renouvelé ma foi d'éditrice. Oui, dans le noir, il y a encore des perles lumineuses (et rares, donc).
En pensée et Parole claires, nous avons traversé bien des contrées obscures. Des vertus créatrices du griffonnage aux sempiternelles questions du génie et de la séparation entre l'homme et l'artiste, nous sommes passés par l'importance de la tradition en philosophie et en littérature. Chemin faisant, nous avons fait une halte au coin des tendances tribales de l'écrivain, entre les lieux-dits du solipsisme et du narcissisme. Puis, dans un ultime effort vers toujours plus de clarté, nous nous sommes hissés jusqu'aux hauteurs éthérés du mérite intellectuel, et sans méchanceté, piétiné la doxa, si chère à notre époque. Tout au long de cet événement non-silencieux, et ponctué de musique, l'essence du très beau texte de David Capps, Silence Divine, à lire absolument, a été notre fil d'Ariane.
Au delà de cet entretien, que le dialogue se poursuive dans votre esprit, cher lecteur. Autrement, vous pouvez toujours rejoindre la section "Commentaires" de l'interview sur notre chaîne YouTube, où en questions-réponses, la clarté se renouvelle et la communion des contemplations favorise le silence (même sur internet).
David Capps, merci et bienvenue.
Murielle Mobengo
Silence divin et poétique de l'élégance philosophique
Murielle Mobengo : David, quel plaisir de rencontrer enfin l'auteur de Silence Divine ! Votre écriture est remarquable, contemplative, abstraite, et pourtant pétrie d'émotions, d'indicible et de présence. Ce que nous avons aimé dans "Silence Divine", c'est le sentiment de connexion profonde avec l'auteur. Votre voix est si originale, si expressive qu'elle est presque audible, puisqu'elle domine la perception du lecteur. C'est un exploit de parvenir à une prose aussi immersive, surtout dans le paysage littéraire actuel. D'où vient cette écriture? Et pourquoi le thème du silence, sujet ô combien douloureux pour dont les contemplatifs des mégapoles?
David Capps : Merci, Murielle. Silence Divine est le résultat d'une frustration face à la pollution sonore, un sentiment auquel de nombreux citadins peuvent s'identifier. J'ai adopté une démarche philosophique, presque monstrative par endroits, m'inspirant des réflexions de Schopenhauer sur le bruit. J'ai imaginé ce que Kant dirait de notre droit inaliénable au silence. En decà de l'investigation purement philosophique, il y a une aspiration personnelle au silence comme état d’être au milieu de la cacophonie de la vie urbaine.
Le silence, c'est une paix intérieure rythmant le cœur de l’existence. Mon objectif était non seulement d’exprimer cet état, mais aussi de le mettre en œuvre à travers la structure même de l’essai. J'ai inséré de l'espace entre les idées comme des temps calmes, méditatifs, pour inviter le lecteur à entrer en silence, à ressentir le silence entre les mots. C'est une forme de communion entre la conscience du lecteur et le texte, une expérience partagée de quiétude et d'introspection.
Vous êtes aussi musicien. Comment votre pratique musicale s’harmonise-t-elle avec votre méditation et votre pratique philosophique ?
Les correspondances entre musique et écriture m'ont toujours inspiré. Jouer du violon, c'est une pratique méditative pour moi, un moyen de me détendre, d'échapper à ce qu'il y a de limitant dans mes pensées, mais aussi un moyen d'entrer en contact avec les gens lorsque je joue dans un parc, par exemple. Je fais souvent des liens entre les compositions musicales et la structure de mon écriture, en faisant attention au rythme, à la mélodie et à la forme dans ces deux types d'expression artistiques.
La philosophie, comme la musique, exige une grande concentration, un dévouement infaillible, une pratique régulière, donc, une compréhension approfondie du fond et de la forme. C'est une démarche que je tente de communiquer à mes étudiants, en écriture, celle d'établir des ponts entre les formes. Et si ce concept philosophique particulier, cette dissertation était une mélodie, un morceau de musique, à quoi ressembleraient-ils? Quel est le paysage sonore de cette idée? Établir des correspondances entre différents domaines permet bien souvent de combler le fossé entre la théorie et la pratique en philosophie. Sans parler des effets sur la créativité.
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Art abstrait et vertu de l'écoute aversive
Vous m'avez parlé de votre amour pour les arbres, souvent esquissés ou griffonnés dans vos cahiers.
Oui. Je ne sais pas vraiment pourquoi je fais ça. C'est devenu une sorte d'habitude. Je griffonne dans mes cahiers, pendant les cours parfois, lorsque mes étudiants présentent quelque chose. Ils croient que je ne les écoute pas. C'est tout le contraire! Au lieu d'effleurer la surface de leurs arguments, ma concentration est plus intense quand je dessine, comme si le fait de griffonner sur mes cahiers créait un espace mental me permettant d'être plus engagé avec le propos qu'on me présente.
De plus, il y a quelque chose d'intriguant dans le tracé d'une ligne. Je n’ai pas de formation en art, mais le dessin m'attire. Malgré mes tentatives infructueuses de dessin de paysages, je continue à trouver un certain attrait au tracé des lignes, comme si une ligne contenait sa propre dimension. C'est difficile à expliquer, mais c'est comme si chaque ligne possédait sa propre topologie.
Je comprends tout à fait. J’ai commencé à dessiner sur le tard et au début, c’était comme une obsession intuitive. Mais au fur et à mesure, j'ai réalisé que je pouvais reproduire des formes harmonieuses, qui avaient un sens. Je partage votre ressenti. En revanche, je ne suis pas sure que tous les artistes partagent cette expérience de l'abstraction que vous décrivez.
Quand je pense à de grands artistes comme Picasso ou Salvador Dali, il est clair qu'ils maîtrisaient déjà la composition et le dessin classiques à la perfection avant de repousser les limites de la représentation. D'après moi, ils ont atteint un niveau de maestria tel qu’ils ont fini par faire exploser les normes de l’art classique. Leur génie se trouve là. J'en fait l'expérience dans mon métier d'éditrice tous les jours, en particulier dans le domaine de la poésie: cette idée selon laquelle le génie est une chose qui frappe à l’improviste, sans aucun effort, ce mythe de la muse. Cette idée, perpétuée, peut-être par les médias de masse, selon laquelle quiconque produit des formes abstraites ou déconstruit la tradition est un génie est totalement fausse, et productrice de médiocrité en poésie, ou dans les arts. Il y a un talent naturel, certes, mais aussi du travail acharné, une concentration hors-norme, et le raffinement extrême survenant à l'issue de cette démarche.
Je pense souvent au rôle subtil que joue l'observation dans les mécanismes d'apprentissage, en particulier dans des contextes non conventionnels. On omet souvent la part (importante, peut-être décisive) d'apprentissage inconscient. Prenez, par exemple, l'histoire de grands maîtres d'échecs comme Raul Capablanca, qui, dès son plus jeune âge, se contentait de regarder son père jouer. Il y a bien eu un acte de reconnaissance des formes, une formation de l'intuition a ce moment-là. C'est peut-être ça que l'on confond avec le génie inné, éclipsant des années d’apprentissage et de pratique dévoués.
C'est un mythe irréaliste, surtout chez les jeunes étudiants. Ils pensent bien souvent que se mettre à nu dans leur travail le rend automatiquement exceptionnel. J'ai vécu quelque chose d'assez drôlatique lorsque j'enseignais dans un MFA (Master of Fine Arts, équivalent d'un master littéraire aux USA). Une de mes étudiantes préparait un mémoire sur la poésie amoureuse. Quand je lui ai demandé si elle s'était inspirée de poètes comme Sappho, elle m'a répondu qu'elle ne savait pas qui c'était! Un moment surréaliste. Je lui ai demandé de tout lâcher et de lire Sappho avant d'aller plus loin !
Tribalisme & narcissisme de l'écrivain
En effet...maintenant que vous le dîtes, j'ai remarqué cette tendance chez bon-nombre de nos confrères écrivains et poètes de l'époque (cela inclut les artistes aussi, malheureusement). Ils ne s'intéressent qu'à leur propre travail et montrent peu d’intérêt pour les travaux de leurs pairs, sans parler celui des Anciens! Comme s'ils opéraient dans leur propre bulle de création. Je me demande ce que c'est...peut-être une nouvelle forme de narcissisme de l'écrivain?
Oui, il y a certainement un élément narcissique en jeu, mais je pense aussi qu’il s’agit de tribalisme littéraire. Ces écrivains sont influencés par l'environnement dans lequel ils évoluent. Par exemple, dans les programmes universitaires, il y a des ouvrages au programme qu'il faut lire. Cela peut créer une sorte d'enfermement ou d’écho littéraire dans lequel on se fixent sur un éventail restreint d’influences, plutôt que d'habiter un spectre plus large de voix et de traditions littéraires.
Je crois qu'il est crucial, surtout pour les jeunes écrivains, d'élargir leurs horizons littéraires en lisant beaucoup, y compris des classiques. Il y a tant à apprendre des œuvres qui ont traversé l'épreuve du temps. Je mets un point d’honneur à revisiter régulièrement les classiques.
Comment êtes-vous devenu philosophe et à quel moment votre voix poétique s'est-elle insérée ou développée dans votre écriture?
C'est une longue histoire...Mon intérêt pour la philosophie est né dans mon jeune âge, grâce à la vaste collection de livres de mon père. Plus tard, au collège, j'y trouvais beaucoup de réconfort. J'ai découvert Aristote, avec lequel je ne suis pas toujours d'accord, mais qui m’a intrigué. Voilà comment je me suis retrouvé à étudier la philosophie et à finalement poursuivre des études supérieures dans ce domaine à l’Université du Connecticut.
Pour ce qui est de la poésie, ça a été un processus graduel, qui a peut-être débuté bien avant même que je ne m'en aperçoive. J'ai toujours été un journaliste dévoué, dès le début de mon adolescence. Pendant mes études supérieures, je me suis souvent retrouvé à explorer des sujets à travers le prisme de paraboles, d'histoires et parfois de poésie dans ces journaux. Même si ces écrits n'étaient pas destinés à être publiés, ils ont jeté les bases de l'intégration d'aspects de poésie et de philosophie dans mon travail.
Si je devais choisir un moment précis, je dirais que 2020 a été l'année charnière de ma vocation de poète. Pendant le confinement, au gré de mes lectures, je me suis plongé dans les essais lyriques d'Anne Carson, qui m'ont profondément marqué, et les travaux du philosophe Alfonso Linguis, dont le style discursif a suscité un vif intérêt en moi. C'est à cet moment-là, entre randonnée et réflexion, que j'ai écrit un essai sur la montagne, marquant le début d'un style que j'affine depuis.
Séparer l'homme de l'artiste (et du penseur)
En tant que philosophe et artiste, comment abordez-vous les préoccupations éthiques entourant la vie personnelle de personnalités influentes de la philosophie et de l’art ? Je pense notamment au sempiternel débat, "Faut-il séparer l'homme de l'artiste". La vie de Picasso a fait les choux gras de la presse récemment. Althusser a étranglé sa femme. J'en passe et des meilleurs...Notre époque est marquée par un discours polarisant plutôt qu’intellectuel. Comment faites-vous face à ces défis dans votre métier?
Un philosophe est formé à évaluer les arguments sur la base du mérite intellectuel, pas sur la personnalité de l'orateur. Les questionnements éthiques et moraux demeurent, mais ne doivent pas des jugements ad hominem et empêcher ainsi le développement de l'esprit critique. Il faut être nuancé et encourager la pensée, le discours intellectuel.
David
Capps, merci pour cet entretien plein de clarté.
Lectures de philosophe (outre-atlantiques)
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